CNJV, bien plus que de la nostalgie
Unique en son genre, le Conservatoire National du Jeu Vidéo (CNJV) recherche, préserve et met en valeur des documents de développement de l’histoire du jeu vidéo français. Explications aux côtés Bertrand Brocard, son fondateur.
Confrontée à des tourments financiers, légaux et techniques, la préservation du patrimoine vidéoludique ne se limite pas à conserver des machines et logiciels dans leur état d’origine. La sauvegarde de l’histoire du jeu vidéo – cette pièce centrale de l’histoire de l’humanité de la fin du 20e siècle – passe également par le sauvetage de documents ayant notamment modelé sa création dans les années 80. Fondé en 2016, le Conservatoire National du Jeu Vidéo (CNJV) s’est donné pour mission de sauvegarder les croquis et autres carnets de notes ayant entouré la création gaming en France. Une initiative rare et essentielle à l’heure où son impact culturel, économique, social et technologique ne fait plus de doute.
« Nous n’essayons pas de faire jouer le public à d’anciens jeux comme MO5, ce n’est pas du tout notre problématique. On n’investit donc pas dans du matériel », souligne Bertrand Brocard, vétéran du jeu vidéo français qui a publié et développé une dizaine de jeux d’aventures du milieu à la fin des années 80, puis une trentaine de titres sur le CD-i de Philips. « Ce qui nous intéresse au CNJV est avant tout de comprendre dans quelles conditions et avec quelles méthodes ces jeux ont été développés. ».
© M.-H. Tamaï
L’inspiration par le passé pour les indés
Assimilable à une vague de nostalgie rétro, ce travail d’archivage sert d’abord à inspirer de jeunes développeurs en formation (et sans moyens). « Graphiquement, on était très limité c’était le début des 80’s. Si je prends l’exemple de Meurtre à grande vitesse, on glissait donc des indices sous forme d’objets dans la boite du jeu. Notre génération de développeurs a inventé une grammaire ludique », poursuit Bertrand Brocard. « Cette dernière a évolué certes, mais il y a des méthodes qui ont été spontanément mises au point et qu’il est important de montrer aux jeunes générations. On inventait un peu au petit bonheur la chance. On ne savait d’ailleurs même pas qu’on faisait du jeu vidéo, on parlait de logiciel ».
© Cobra Soft
Logées sur 75 m2 à Chalon-sur-Saône, les archives du CNJV ne servent pas que d’exemple aux apprentis développeurs. Ces dernières alimentaient ainsi la muséographie de Design-moi un jeu vidéo, une exposition temporaire organisée il y a trois ans, à la Cité du design de Saint-Étienne. Sans oublier les 448 pages des Jeux vidéo en France d’Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon, publié en 2020. Contrats de travail, documents de licences, cassettes de réunion … le CNJV a nourri ces deux initiatives, bien au-delà des artworks et autres scripts crayonnés dont les rétrogamers raffolent. Retrouver la comptabilité exacte d’un studio permet par exemple de mettre la main sur les noms des salariés et de dater leur présence.
© M.-H.Tamaï
Un travail de fouille parfois émouvant
Épaulé par Véronique Genot-Salmeron et Pierre Cadre (un ex d’Infogrammes qui a créé la Game Connection), le CNJV reste un rare exemple d’effort de préservation documentaire gaming. Cette association qui compte un homologue suisse compte à ce jour une quarantaine de jeux archivés allant d’un gros carton à un simple CD Rom. Au centre de sa profession de foi, la préservation, l’inventaire et la diffusion ne sont toutefois pas les seules missions du CNJV. Ce dernier doit ainsi parfois réaliser un travail d’enquête complexe en amont pour retrouver des documents. Une tâche d’autant plus difficile que dans les années 80, les créateurs de jeux vidéo n’avaient pas conscience d’œuvrer aux fondements d’un patrimoine culturel.
« Une autre partie de notre travail consiste aussi à retrouver les documents et à les identifier. Ça se passe souvent de main à main dans le garage ou le grenier de son auteur », sourit Bertrand Brocard. « Quand Dominique Sablons, le créateur de Vroom nous a donné son cartable rempli de document, nous avons pu l’interviewer. Peu de temps après, il est décédé. Son épouse nous a alors confié le reste de ses documents. ».
© CNJV
Collaborant avec la Bibliothèque National de France (elle aussi pionnière dans l’archivage de jeux vidéo), le CNJV lançait récemment un cycle de colloques annuels liés à ses missions. Conservation du patrimoine vidéoludique, évolution des métiers dans le jeu vidéo, écriture sur et dans le jeu vidéo… ces événements mettent en avant cette association de Loi 1901 (l’équivalent français d’une ASBL).
« On essaye de sensibiliser les gros éditeurs et développeurs indés actuels à également faire ce travail de mémoire pour les générations à venir. Par exemple, en les poussant à enregistrer leurs brainstormings », conclut Bertrand Brocard. « Mais c’est compliqué, car les petits studios sont dans le rush et manquent de moyens tandis que les poids lourds du secteur redoutent leurs services com. D’ailleurs pour Ubisoft, garder des archives, c’est avant tout garder des mails pour se blinder contre d’éventuels procès. Je ne désespère toutefois pas de les voir évoluer dans ce domaine. ».
Rédaction : Michi-Hiro Tamaï
Date de publication : 31.01.2023