Gameeleon, l’art des bons mots

Loin de se limiter à la seule traduction, la localisation de jeux vidéo cache des tours de passe-passe insoupçonnés influençant la culture gaming. Plongée dans un métier pas comme les autres, aux côtés d’An Ballekens, la patronne de Gameeleon, studio de localisation belge à la plume bien affutée.

Cristallisant les grosses colères d’Angry Video Game Nerd sur Youtube, les mauvaises traductions de jeux vidéo (notamment sur The Legend of Kage de Taito) illustrent toute l’importance d’une bonne localisation. Les adaptations contemporaines de jeux vidéo d’une langue à l’autre n’ont heureusement plus rien à voir avec le travail amateur des années 80 et 90. Si des couacs subsistent encore aujourd’hui, ce travail de l’ombre alimente désormais les efforts d’équipes professionnelles dont Gameeleon. Ce studio yprois fondé en 2008 prouve que le gaming regorge de métiers méconnus, y compris en Belgique. Explications aux côtés d’An Ballekens, fondatrice de cette team qui a notamment traduit Insurgency Sandstorm, Star Trek Online mais aussi Ni No Kuni Wrath of the White Witch Remastered pour le Benelux.


© AVGN – YouTube

Fasciné par les impacts ludiques et culturels des traductions gaming, le site web de Legends of Localization compare déjà depuis dix ans des versions japonaises et occidentales de classiques du jeu vidéo. On y découvre par exemple qu’en 1993 EarthBound changeait le logo d’une de ses pubs fictives de boisson, par peur d’un procès aux US. Mais aussi que le passage d’un continent à l’autre élague parfois l’œuvre originale, à l’image de ces 32 fins de jeux différentes de Zero Wing, à jamais restées au Japon. Cette mine d’or qui s’est soldée par un livre passionnant, mais aussi un passeport permettant de cerner les intentions originales du premier Zelda montre que la localisation gaming est loin de se limiter au texte seul du jeu.


© Fangamer

Bien plus que de la traduction

« Il y a énormément de choses qui ne transparaissent pas dans ce métier. Nous avons par exemple développé en interne des outils de traduction aidant notamment à la conversion de fichiers textes. C’est utile aux développeurs peinant à extraire les écrits de leurs jeux, sur des moteurs plus anciens et problématiques comme RPG Maker. » avance An Ballekens, la patronne de Gameeleon. « Lorsqu’un jeu publie une mise à jour incluant des ajustements dans ses textes, nos outils permettent aussi de changer automatiquement leur contenu. C’est un vrai avantage technique, tant en termes de rapidité que de suivi de l’historique des changements. Ce boulot d’ingénierie représente finalement 20 pc. de notre force de frappe. Et l’adaptabilité qu’il nous procure s’avère très utile pour les créateurs de jeux indé couronnés d’un succès inespéré. Car bien souvent, ces derniers réfléchissent à une localisation sur le tard. ».


© Gameleon

Packaging, mode d’emploi, éléments du décor, voir même suppression d’un niveau entier pour des raisons de sensibilité culturelle (ou légale) …, une bonne localisation contamine un nombre insoupçonné d’éléments. En pratique, le champ lexical de Gameeleon va de l’anglais vers toutes les langues européennes. Mais aussi, le brésilien, l’espagnol d’Amérique latine, le chinois, le japonais et le coréen. Pour gérer cette masse de travail, le studio qui ouvrait une antenne à Taiwan il y a deux ans emploie six projets managers gérant chacun une vingtaine de traducteurs et relecteurs. Les jeux indé occupent comme Funtasia ou Broken Pieces la majeure partie de leur travail (70 pc.) suivis de quelques Triple A (20 pc.) et du snack gaming mobile (10 pc.). L’an dernier, Gameeleon assurait ainsi 60 projets.

Un vrai travail d’enquête

« Mais le nombre de jeux qu’on localise annuellement n’est pas forcément un indice fiable de notre volume de travail. Ce dernier dépendra ainsi de plusieurs facteurs. À commencer par le genre de jeu. Un RPG et les recherches que sa technicité amène peuvent ainsi être chronophages. » précise An Ballekens « L’autre point crucial est lié aux documents de références que le développeur nous enverra. Moins il y en aura, plus le travail sera compliqué. Typiquement, les triple A sont souvent très bien documentés en matériel de référence. ».

Dernière pièce du puzzle de la localisation, le LQA (pour Localization Quality Assurance) teste la qualité de la traduction finale en examinant notamment l’interface utilisateur, mais aussi tout problème culturel qui aurait échappé aux plumes de Gameeleon. Les questions de genre, de plus en plus importantes, se doublent de la vérification d’injures ou d’éléments graphiques qui pourraient être offensants.


© Fangamer

« Il faut toutefois parfois savoir dire non, avoir la foi en ce qu’on fait », note An Ballekens. « Après avoir sorti Cyberpunk 2077, CD Projekt Red nous avait demandé de faire du Localization Quality Assurance. Mais on ne voulait pas nettoyer la pagaille laissée par d’autres personnes. Sans compter que notre équipe n’était ni prête, ni assez grande pour cela. On veut rester à petite échelle de toute façon. ».


Exigeant un dialogue constant avec les développeurs, le travail de Gameeleon passe par l’essai joypad en mains du build du jeu à traduire. Un premier « smoke test » est effectué pour vérifier sa stabilité, mais aussi pour jauger le temps que prendra sa traduction. Nouveau patch, DLC … les rythmes des mises à jour peut par la suite s’emballer (parfois tous les trois jours selon Gameeleon). Notons que dans le cas d’un MMORPG, les joueurs de la communauté sont beaucoup plus impliqués que dans un jeu solo. Une situation plus délicate à gérer pour le bureau de traduction, donc.

Le business des mots

« Pour un petit jeu de 4000 à 5000 mots sur Steam par exemple, la traduction et le LQA tournent aux alentours de 7000 à 8000 euros. Mais pour un triple A qui comptera des mises à jour continues sur plusieurs années, ce tarif s’envolera à des centaines de milliers d’euros. » noteAn Ballekens « Au final, les prix varient en fonction du volume textuel, mais aussi du nombre d’heures de jeux nécessaire pour le LQA. Cela dit, tous les développeurs n’ont pas forcément le budget pour ce dernier point. »

À la fin des années 90, l’ubiquité du web et l’intelligence collaborative qui en a découlé a permis à des teams de fans de jeux vidéo japonais comme Final Fantasy V de traduire en amateur, des titres jamais sortis en occident. Ces tours de passe-passe exigent aussi de pirater la ROM d’origine pour plonger dans son code et par exemple augmenter la taille et le nombre de bulles de dialogues d’origine. Aujourd’hui, ce qui était un hobby de passionné crépite comme une opportunité d’emploi y compris en Belgique.


© Gameeleon

Gameeleon visite d’ailleurs des écoles de traduction comme Vives et la KUL pour y animer des workshops traitant de la localisation de jeux vidéo. Profil recherché ? Au-delà de la langue, le candidat doit porter un vrai intérêt dans le jeu vidéo et une compréhension de sa logique, ce qui selon An Ballekens n’est pas forcément donné à tout le monde. Mais si vous apprenez vite, c’est possible.

Un métier menacé par les I.A. ?

Pour un gamer passionné de langue et bons mots, la localisation de jeux vidéo se profile comme un job de rêve. Les récents progrès spectaculaires des intelligences artificielles dans le domaine de la traduction pourraient toutefois mettre en danger ce pan de l’industrie gaming. Dopée par l’apprentissage profond, des I.A. comme celle de DeepL permettent par exemple de choisir un ton de traduction (formel ou familier) au fil d’une interprétation littéraire des textes qui lui sont soumis.  


© Deep L

« Certains studios insistent pour que nous passions par des outils de traduction en machine learning, pour réduire les coûts. Je les comprends. Mais ces derniers ne sont qualitativement pas au point. En outre, nos traducteurs n’aiment pas éditer ces textes écrits automatiquement. Car le manque de contexte de ces derniers rend au final la tâche souvent plus difficile qu’une traduction humaine classique de A à Z », conclut An Ballekens. La patronne de Gameeleon reste donc sereine face à son avenir. « Les traducteurs automatiques deviennent très bons, d’autant qu’ils apprennent désormais de leurs erreurs. Mais vu que ces derniers ne pourront jamais régler l’énorme quantité de détails exigée lors de la localisation d’un jeu, je ne les crains pas. Je les vois d’ailleurs comme une aide bienvenue qui, à l’avenir, intégreront le processus de localisation, pour faire le plus gros du travail. ».


Rédaction : Michi-Hiro Tamaï
Date de publication : 26.01.2023

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