Demute, le son secret des pixels
Forts d’une quarantaine de jeux vidéo sonorisés, les Bruxellois de Demute se hissent discrètement comme un acteur clé du sound design vidéoludique. Leur expérience en VR et leur intérêt muséographique les placent en outre à la croisée des chemins. Rencontre et explications avec François Fripiat, un frontmen pas comme les autres.
Trente-six modèles de casques, sur sept ans de sorties continues. Et au final, à peine 11 millions d’unités vendues dans le monde en 2021. Soit à peine un dixième du nombre de PlayStation 4 écoulées, sur la même période. À n’en pas douter, la réalité virtuelle reste une activité gaming de niche. Délaissés par de nombreux éditeurs gaming, les visiocasques fascinent pourtant notre pays. À tel point que cinq studios VR (un nombre record !) occupaient le stand belge, lors de la dernière Gamescom de Cologne. Contre toute attente, cette technologie a aussi indirectement poussé Demute à se tourner, avec un succès, vers la sonorisation de jeux vidéo. Un métier méconnu.
« Adolescent, je faisais l’ingé son pour des concerts dans des maisons de jeune. C’était une passion. J’ai ensuite étudié trois ans à l’Inraci en cinéma et en son, sans me douter un seul instant que je finirais par lancer une boite de sound design de jeux vidéo », se souvient François Fripiat, le patron de Demute. Jonglant avec la verticale sonore d’un jeu vidéo, les neuf employés de ce studio bruxellois sont loin de se limiter à la création de musiques et de bruitages.
« Nous effectuons aussi des tâches d’implémentation, soit un travail artistique lié à une logique de mixage. Il s’agit de fixer le volume de chaque élément sonore du jeu pour arriver à un résultat harmonieux. On permet aux ingés son de travailler sans forcément devoir coder », détaille François Fripiat. « Vient ensuite l’intégration qui est plus liée à de la programmation. Ce travail qui est technique consiste, en gros, à créer des lignes de code dans le jeu pour déclencher des sons au bon moment ».
La VR, porte d’entrée du jeu vidéo
Avant d’arriver à ce résultat qui a conduit son équipe à travailler sur 40 jeux, François Fripiat est d’abord passé par toutes les cases de l’ingénierie sonore audiovisuelle, en entrant dès 2008 chez Sonicville, une boite de production audiovisuelle bruxelloise réputée. Le geek du potentiomètre y a rempli des missions hétéroclites allant de la post-production de pubs à des doublages de documentaires et de films. Après avoir installé le hardware de studios sonores notamment à Paris et à l’île Maurice, ce technicien et créatif de 36 ans considère qu’il a alors fait le tour de la question en 2015.
« Les choses commençaient alors à bouger en réalité virtuelle et en jeu vidéo en Belgique. Si bien que je me suis lancé dans la sonorisation d’un projet VR avec le studio Nozon à Bruxelles. Il s’agissait notamment de jouer avec la spatialisation du son, qui était mon sujet de mémoire dix ans plus tôt », se souvientFrançois Fripiat. « J’avais alors proposé à Sonicville d’ouvrir un département dans ce domaine, mais ça ne s’est pas pérennisé. L’entrepreneuriat ne m’intéressait pas particulièrement. Par la force des choses, j’ai toutefois créé Demute, en m’associant avec Sonicville. On sonorisait des projets VR. Mais très vite, des notions d’interactivité et de gameplay sont entrées en jeu ».
Se définissant comme un ex-gros gamer qui a rangé la manette vers 18 ans, François Fripiat n’avait alors pas d’expertise en sonorisation de jeux vidéo. Mais sa rencontre avec Pablo Schwilden Diaz, alors étudiant de 21 ans (qui venait de sortir du SAE Institute Bruxelles) lui a permis d’embrasser la voie du son dans le jeu vidéo. Comptant à ses débuts des clients entre cinéma et web séries, Demute a capitalisé sur cette entrée d’argent pour faire de la R&D sur l’interactivité sonore notamment gaming. Aujourd’hui, le studio épaule le travail sonore de jeux en cours de développement. Parfois, ce dernier prend entièrement en charge le travail audio de A à Z, on devient alors toute l’équipe audio.
« Notre travail sonore dans le jeu vidéo s’inspire des méthodes très organiques et pointues du cinéma. Mais face à un bruiteur de films qui vient avec sa valise d’accessoires pour faire des bruitages en direct, en suivant une image contrôlée et linéaire, le gaming est très différent. », précise François Fripiat. « L’interactivité permanente de ce dernier exige en effet de créer des systèmes qui s’activent, se chevauchent et disparaissent en temps réel, selon les actions du joueur. ».
Demute, du Brésil à Charleroi
Figurant parmi une dizaine de studios sonorisant des jeux vidéo dans le monde, Demute réalise aujourd’hui 70 % de son chiffre d’affaires à l’international. Le studio n’hésitait d’ailleurs pas à dépêcher trois de ses collaborateurs à la dernière GDC de San Francisco, en mars dernier. Au final, leur nom s’affiche ainsi au générique de nombreux jeux multijoueurs gratuits, dont Smite de High Rez, un MOBA comptant 30 millions d’adeptes dans le monde. Sans oublier Override 2 : Super Mech League de l’antenne brésilienne de Modus Studios. Mais aussi de Century : Age of Ashes, des Bordelais de Playwing.
Au-delà de ces titres multijoueurs plaçant le gamer respectivement aux commandes de divinités, de dragons et de mechas, leur ancrage belge les a sans surprise conduit à de nombreuses collaborations sous nos tropiques. Flotsam de Pajama Llama Games et Ary and the Secret of Seasons d’eXiin et Warhammer 40 000 Shootas, Blood and Teef de Rogueside comptent ainsi parmi les doubles A belges qui leur ont fait confiance. Cerise sur le pixel, les Carolos d’Appeal Studio travaillent actuellement avec eux sur le très attendu retour d’Outcast 2 et sur Gangs of Saherwood, un jeu d’action aventure uchronique.
On connaît la chanson
Si les bandes originales licenciées de Grand Theft Auto, Wipe Out, Tony Hawk ou FIFA ont élargi les horizons musicaux de nombreux gamers (mais aussi d’artistes musicaux), cette approche est toutefois loin d’être la panacée. « En utilisant des morceaux existant déjà pour un jeu, l’impact artistique n’est pas le même. Une musique d’ambiance un peu glauque et unique est par exemple difficile à trouver parmi des albums existants déjà », détaille François Fripiat. « Par ailleurs, un très bon compositeur ne fait pas nécessairement de bonnes bandes originales de films. S’adapter à des genres audiovisuels n’est pas à la portée de tous les artistes. Typiquement, il y a aussi une nette différence entre un compositeur de musique de film et de jeu vidéo. Car ce dernier exige une technicité supplémentaire. Changer subitement l’ambiance sonore d’un monde enchanté vers l’horreur d’un monstre qui débarque n’est pas évident à comprendre pour un compositeur de musique de film ».
S’il n’existe pas de formation clef en main permettant d’entrer chez Demute, le studio déballe des stages de minimum quatre mois. Ce dernier recherche principalement des ingénieurs du son capables de créer des assets pour les insérer dans le jeu. Des notions de programmation sont nécessaires pour couvrir les phases d’implémentation et d’intégration. Une bonne indépendance de fonctionnement est aussi indispensable. « Car nous n’avons pas de project manager. Chaque technical sound designer est donc directement en contact avec le client » précise François Fripiat « Avec Pablo, on est là pour donner du support en cas de problème ».
Du jeu vidéo aux musées
Demute a le nez dans le joystick, mais il se tourne également dans de la médiation culturelle dans les musées. Il y a quelques années, le studio bruxellois planchait ainsi sur Ahia, ou un trip en « Augmented Headphone for Immersive Audio » pour les musées. Cet étonnant casque audio prenait en compte la position et les mouvements du visiteur pour changer les paysages sonores qu’il écoute. De l’aveu de François Fripiat, l’équipe qui est tombée amoureuse de ce side projet aux airs de VR sans image a fini par oublier le marché et la problématique de l’installation matérielle de l’accessoire. Le tout, pour se retrouver avec une masse de travail trop grande impliquant de faire du hardware, du logiciel et de la création de contenu.
« Finalement, on a lâché les deux premiers volets pour se concentrer sur l’approche artistique. En pratique, c’est donc une réflexion sur l’idée de renouveler l’audio guide dans le musée », précise François Fripiat « Le tout, pour que le visiteur et le narrateur dans son casque aient un rôle. Que ses pas changent la narration, via une sorte de livre dont vous êtes le héros fusionné avec un audioguide. ». Ahia n’a donc pas terminé sa vie à la poubelle. Demute s’en est en effet inspiré pour créer un audioguide ludifié permettant au visiteur de choisir son parcours. Bilan : le dispositif tourne aujourd’hui au musée des égouts de Bruxelles et au Petit Palais à Paris pour la rétrospective Walter Sickert. Sans oublier un lancement imminent au Château de Rambouillet, toujours en France.
Dernier side project coiffant Demute d’une aura culturelle, 4M2 s’enferme en huis clos dans la vie d’un détenu. Le jeu indé en cours de développement entend osciller entre critique sociale et gameplay étroitement lié au son. Explorant actuellement plusieurs idées dans ce domaine, Ambre Ciselet, en charge de l’aile créative et culturelle de Demute anime ce projet en se basant sur un podcast qu’elle a réalisé en milieu carcéral. « On fait un job fascinant, mais cela n’empêche pas qu’une routine s’installe au quotidien. 4M2 et Ahia servent donc de piqure de rappel, d’intuition qui nous fait réfléchir sur nos pratiques. Des boosts intellectuels. Potentiellement, c’est aussi la meilleure manière de trouver des choses qui peuvent être intéressantes à développer financièrement. ». Miser sur une technologie de niche pour trouver une autre voie qui rapporte ? Demute connaît la chanson depuis sa transition de la sonorisation audiovisuelle au sound design de jeu vidéo.
Rédaction : Michi-Hiro Tamaï
Date de publication : 25.11.2022